Traduire
Presque aveugles
Marion Delecroix
D’abord, repérons-nous
Il y a des mots, il y a des titres, il y a de petits guides, comme
lire dehors. L’écrit affirme son autorité : il confie
une solution, énonce une vérité, amène un dénouement. Tout est clair, posé, précis, indiscutable.
Et puis, là-même, se loge ce petit ferment de la règle, qui la dérègle : la foi. Les boulettes de
mangeable sont
comestibles. Même si vos yeux ne peuvent le voir et qu’aucune raison ne vous est donnée, fiez-vous à la promesse du mot : croquez ! Croyez ce que le mot vous dit, d’une foi toujours aveugle, qui sacrifie la vue (y croire
sans que la vue l’atteste), même si c’est,
in fine, pour voir nettement et véritablement. La foi invite un morceau
d’invisible logé dans le visible, à même son expérience. L’invisible n’est pas un ailleurs – voilé, inconscient ou
passé. Il est bien là, lové dans le visible
1.
Puis, en confiance, accueillons l’invisible
Regardez, derrière la balustrade, par terre, au sol, tous ces verres transparents alignés. Chaque jour, marquant
son passage dans le lieu, Ahram a posé un verre, à droite du précédent ; ou a laissé un espace pour marquer
son absence, certains jours. Ce qui se produit est une lente indication du temps qui passe : chaque jour la ligne
s’étend, mais aussi et surtout, chaque jour, quelques gouttes disparaissent. En toute logique physique, l’eau
s’évapore. Toutefois, le décalage d’un verre à l’autre est peu visible. A partir de quand commence-t-on à percevoir l’évaporation ? Combien de gouttes faut-il enlever pour discerner l’écart ? Tout est là, étalé, sous nos yeux,
la lente modification est donnée, l’écart se déploie en toute transparence, en toute apparence ; pourtant, on n’y
voit pas grand chose.
Levez la tête : prenant le relais des verres, des dessins au crayon s’alignent sur le mur. Encore en transparence,
des empreintes digitales se déclinent. Une première trace, rouge, inaugure la série
c’est ce qu’on dit.
Puis, minutieusement décalquée, sa descendante est posée à côté. Cette première copie est ensuite elle-même
décalquée. Et, à son tour, cette nouvelle copie est décalquée...
De l’un à l’autre, on ne saisit pas les variations, on ne voit que du même. Pourtant, dans l’accumulation, de la
perte ou du gain, le changement point. Les décalages jouent des micro-événements imperceptibles. Jamais on
ne peut dire « c’est là ». Acceptons d’être aveugles à ce que l’on voit.
Et perdons-nous un peu.
S’il est encore question d’accumulation, des dessins de
qu’un, pourtant, on n’en voit plus qu’un, isolé, au milieu
d’un mur gardant trace des clous qui maintenaient les 99 autres. Les dessins invisibles sont destinés à être donnés, dispersés. L’installation se décompose. L’œuvre, en fait, ce n’est pas le dessin. Ce ne sont pas les dessins.
Dans la présence de l’un et l’absence des autres, ni vraiment objet, ni même accumulation, elle est constituée
de notre incapacité à saisir la totalité.
Sur ce dessin accroché, que voit-on ? Un trait devient un autre, un peu trop gros d’un côté, un peu trop fin de
l’autre. Le même pourtant. Régulièrement et en suivant minutieusement une règle, symbole de rectitude et de
précision, un crayon gris a laissé des traces. Au fil du tracé, la mince et fine usure du crayon taillé avant chaque
trait fait pencher le trait suivant, imperceptiblement, mais suffisamment pour que l’accumulation, encore elle,
permette de voir.
Le vacillement de la rectitude génère à son tour un nouveau système : les traits accumulés dessinent un angle,
1 % de 360°, 1 % d’un cercle. Oui, c’est bien cela, un cercle est tracé à la règle ! Ce qui compte ce n’est pas tant
ce qui est organisé que le principe même de l’organisation.
Et c’est inévitablement encore d’organisation dont il est question dans
pourquoi il faut ranger sa chambre ou
pourquoi il ne le faut pas. Deux tas, l’un agencé pour prendre le plus de place possible, l’autre le moins possible.
Lequel est rangé ? lequel est dérangé ? Ces tas encore jouent de l’invisible et de la notion d’œuvre : Ahram a
demandé aux résidents des ateliers de Lorette, conviés à déménager dans l’urgence, de lui confier les objets
qu’ils avaient en double. Se retrouvent alors, dans ces tas, les affaires des autres, outils, matériaux, fragments
d’œuvres, voire même des morceaux de ses propres œuvres, comme
100ml. Ces organisations où tout s’étale
(elle a veillé à ne rien dissimuler dans aucun des tas) nous rappellent qu’aucun ordre unique n’existe, rien qui
nous permettrait d’aborder d’emblée ce qui est : on y accède par le truchement d’un système de rangement, par
le détour d’un classement.
Tout, alors, se fait langage
Il y a des règles, il y a des structures, il y a des normes, il y a des mesures, il y a beaucoup d’organisations. Géographiques, spatiales, architecturales, chimiques, elles se dérèglent : ce n’est plus ce qu’elles mesurent qui est
exposé, mais l’acte même de l’organisation – ou de la mesure, du temps dans
cloche sonne, de l’espace dans tirer.
L’organisation s’ouvre à l’interprétation et à la déclinaison infinie. Comme les verres exposent le temps à la
mesure du passage d’Ahram, comme la ficelle l’espace
2
au jugé des spectateurs, les systèmes s’expérimentent.
Ainsi en va-t-il, de même, de l’exemple de la grammaire générative qui offre son titre à l’exposition : « D’incolores
idées vertes dorment furieusement ». Cette phrase respecte une grammaire rigoureuse, une structure organisée
qui pourtant accueille les possibles, l’infini des déclinaisons, jusqu’à l’insensé. Ahram nous montre la règle en
train de se dépasser.
Echappant à lui-même, dans une ouverture infinie, le langage manifeste l’insu, l’invu, l’insaisissable, celui-là
même que nous nommions l’invisible. Mais cet invisible n’est pas la traduction d’un invisible premier, d’un donné
a priori qu’il rendrait signifiant. L’expérience du langage est première. Ahram y fait poindre sa part invisible, et
par là-même sa propre intraductibilité, dans son dépassement. Pour accéder à l’invisible, notre vision se courbe
et s’aveugle, dans cela où on se voit regarder.
1. Maurice Merleau-Ponty,
Le visible et l’invisible
2. Dans
un mètres,
l’artiste demande aux spectateurs de créer leur propre mètre étalon, avec une ficelle. Au jugé, ils doivent découper
un morceau de ficelle pour que celui-ci corresponde à un mètre.